29 janvier 1989. Roger Baudron est à l’apogée de sa carrière d’entraîneur-driver. Ce jour-là, Queila Gédé terrasse le roi Ourasi et entre dans l’histoire du championnat du monde des trotteurs par la grande porte.
30 ans ont passé et celui que l’on surnomme « Roger la science » conserve un souvenir intact de son sacre avec Queila Gédé, un authentique exploit. Le Mayennais a accepté de nous livrer ses Mémoires d’Amérique, une série en trois volets dans laquelle il revient en détail sur « son » Prix d’Amérique, les champions les plus marquants de l’histoire de l’épreuve et ses favoris dans la 98ème édition du Grand Prix d’Amérique. Entretien.
Ourasi restait sur trois succès d’affilée dans le Grand Prix d’Amérique. Honnêtement, pensiez-vous que Queila Gédé avait les moyens de le battre en 1989 ?
Roger Baudron (RB) : « Quand on dispute une compétition, quelle qu’elle soit, il faut toujours y croire. Avant le coup, je n’avais aucune certitude, juste l’intime conviction que je pouvais terminer dans les trois premiers. Deux semaines plus tôt, dans le Prix de Belgique où Ourasi nous rendait 25 mètres, ma jument était partie doucement avant de repasser tout le peloton. Lorsque Ourasi est passé à l’offensive, il nous a battus certes mais avec seulement deux longueurs d’avance. Or je n’avais pour ainsi dire pas couru. Je me souviens avoir confié à ma belle-soeur, Mme Georges Dreux, que si je ne perdais cette fois-ci que sept ou huit mètres, alors j’étais sûr de monter sur le podium. »
Le départ du Grand Prix d’Amérique 1989 a-t-il été déterminant ?
RB : « Comme toujours dans ce genre d’épreuve, mieux vaut ne pas rater sa mise en jambe. Contrairement au Prix de Belgique où elle avait perdu une quinzaine de mètres, « Queila » n’a cette fois-ci perdu que sept ou huit mètres, comme je l’espérais. Devant les tribunes, j’ai décidé d’accélérer et la chance que j’ai eue, c’est que personne n’a tenté de me contrer. Pour gagner un Prix d’Amérique, il faut un très bon cheval, en très grande forme et de la chance aussi. »
Vous aviez déjà déterminé la tactique de course, c’est-à-dire la course en avant ?
RB : « Le matin du 29 janvier 1989, j’avais décidé d’arriver le plus tôt possible car avec la venue de François Mitterrand, il y avait un dispositif de sécurité conséquent. Dans le vestiaire à la télé, ils rediffusaient les dernières victoires d’Ourasi dans le Prix d’Amérique. Je me suis vu lors de l’édition 1986 au sulky de Khali de Vrie avec qui j’avais opté pour la course en avant. Bien que ce soit une jument de distance intermédiaire et sur le déclin, elle n’avait rendu l’âme qu’à mi-ligne droite finale. Instinctivement, j’ai senti que c’était ce qu’il fallait faire avec « Queila ». Je me souviens avoir été discuter avec Jean (NDLR : Jean-René Gougeon) et il m’avait avoué qu’il me laisserait prendre la tête sans souci. Lui était convaincu que si Queila Gédéfaisait du train aux avant-postes, il allait être avantagé. Je me souviens m’être fait cette réflexion : « Méfie-toi quand même… ». La suite m’a donné raison. »
La course était déjà pliée lorsque vous avez pris les rênes de l’épreuve dans la plaine ?
RB : « Absolument pas ! (rires). Avec dix mille courses à mon compteur à l’époque, je savais par expérience que quand on est trop facile, on finit toujours par se faire surprendre. Je pensais avoir fait le plus dur lorsqu’un peu plus loin dans la plaine, le trotteur italien (NDLR : Feystangal) prend le galop et manque me « casser la baraque ». A 1200 mètres du but, je libère ma jument qui ne demande que ça avant de la reprendre gentiment à l’intersection des pistes. Cet endroit, c’était l’un de ses points noirs : je ne devais surtout pas durcir à ce moment-là. Poroto et Ourasi en troisième épaisseur reviennent à ma hauteur puis je commande « Queila » à 500 mètres du but et lui demande le maximum. »
Plusieurs raisons ont été évoquées pour justifier la défaite d’Ourasi. Avec le recul, quelle est votre analyse ?
RB : « Il faut savoir qu’en 1989, la piste de Vincennes venait d’être en partie refaite. Jusqu’alors, la cendrée était relevée à l’envers (sic), en ce sens que plus vous progressiez à l’extérieur et plus vous descendiez. La descente était brutale avec des tournants courts et la montée débutait de la fin de la plaine à la sortie du dernier tournant. Rien à voir donc avec le vélodrome qu’est devenu Vincennes, à savoir une piste de plus en plus rehaussée quand on va vers l’extérieur. En outre, on courait sur 2600 mètres… Toujours est-il que cette réfection partielle favorisait les tactiques offensives et je pense que Jean n’a pas tenu compte de ce facteur. Il a été trop confiant avec Ourasi et a attaqué trop tardivement sur une piste devenue plus roulante qu’elle ne l’était auparavant. Et puis j’avais la jument des grands jours. Queila Gédé sentait l’ambiance, ça la motivait. Il lui arrivait de faire le service minimum mais les jours de grande course, je n’avais pas à la motiver. »
Racontez-nous cette ligne droite : à quel moment avez-vous compris que c’était fait ?
RB : « Je ne me suis pas posé de questions. Il fallait tenir jusqu’au poteau. Inconsciemment, je m’attendais à me faire « avaler » pour mes poursuivants mais à cent mètres du but, toujours rien. Il y a la clameur du public puis je franchis le disque et tourne la tête pour voir où sont les autres. Sur le coup, je ne réalise pas… (Il marque une pause) Quand on est jeune, on rêve tous de remporter le Prix d’Amérique, surtout lorsqu’on devient l’un des meilleurs drivers du peloton. J’avais le sentiment qu’à 56 ans, mon heure était passée et je n’y croyais plus trop. Dans le bas de la descente, Jean-Claude Hallais a été le premier à me féliciter, imité par d’autres de mes confrères. De retour devant les tribunes, j’ai commencé à réaliser. On m’a demandé d’enlever mon casque et de saluer la foule. Forcément, on se prend au jeu. »
Vous recevez également votre trophée des mains de François Mitterrand, le Président de la République…
RB : « Oui c’est vrai et je me souviens de tous mes proches qui m’attendaient à mon retour aux balances pour me féliciter. Cela va peut-être vous paraître étrange mais c’est avec le temps que j’ai pris conscience de tout ça. Vous savez, on ne s’endort pas sur le succès dans ce métier. Le lendemain, on est déjà au sulky en train de préparer le prochain objectif. On redescend vite de son nuage car on travaille sur du vivant et tout peut aller très vite, dans un sens comme dans l’autre. »
A quoi attribuez-vous la réussite de Queila Gédé, qui rappelons-le a gagné le Grand Prix d’Amérique 1989 en battant le record de la course ?
RB : « « Queila » était dotée d’une grande classe naturelle. Avant qu’elle n’intègre mes boxes au début de l’année 1988, elle avait déjà gagné le Prix du Président de la République et plusieurs semi-classiques sous la selle. Son précédent entraîneur, Yvon Martin, avait fait du bon boulot avec elle. Ma belle-soeur et sa fille Marie-Annick (Sassier) l’avaient de surcroît mise dans du coton tant et si bien que j’ai récupéré un jument de grande classe et toute neuve, n’ayant presque jamais couru à l’attelé. De mon côté, j’ai appris de mes erreurs avec Khali de Vrie en modifiant ma façon d’entraîner et en courant beaucoup moins dur dans les préparatoires au Prix d’Amérique, ce qui a été bénéfique pour Queila Gédé. »
Sa victoire dans le Prix de Cornulier, à 9 ans, n’avait donc rien de surprenant ?
RB : « Non, même si son jockey Michel(-Marcel) Gougeon y est pour beaucoup. « Minou », c’était le super crack, le plus doué de notre génération et ce dans les deux spécialités du trot. C’était un type phénoménal qui a gagné son premier Cornulier à 18 ans et le dernier (NDLR : le septième, record en cours), avec « Queila », à 57 ans. Si je gagne le Prix d’Amérique, c’est aussi grâce à Michel car il avait monté ma jument à plusieurs reprises en 1988 dans l’optique de lui changer les idées. Cela m’avait permis de remporter en début de meeting d’hiver le Prix de Bretagne puis la Clôture du Grand National du Trot. Ma jument fait le doublé Prix d’Amérique/Prix de Cornulier, ce que très peu de juments ont réussi à faire (NDLR : Masina et Queila Gédé sont les seules à avoir accompli cette prouesse), preuve que c’était une championne. En 1990, lors du quatrième et dernier succès d’Ourasi dans le Prix d’Amérique, j’étais extrêmement déçu d’avoir été disqualifié avec ma jument alors que nous défendions notre titre mais j’étais tellement content pour Michel, son frère Jean et tout ce qu’ils avaient accompli avec Ourasi. Il faut savoir être admiratif de ses adversaires. »