Après un premier volet consacré à son sacre avec Queila Gédé, Roger Baudron évoque à présent les grands vainqueurs du Grand Prix d’Amérique. En 70 ans de carrière, il a eu l’occasion de voir et même d’affronter quelques-uns des meilleurs compétiteurs de l’histoire du trot.
Né en 1932 au Bourgneuf-la-Forêt en Mayenne, vainqueur de sa première course le jour de ses 13 ans à Rennes sur l’hippodrome des Glaïeuls, Roger Baudron a traversé les époques et conserve dans sa mémoire les grandes heures du trot. Driver, entraîneur, propriétaire et éleveur, le pilote aux plus de 2 000 succès est intarissable sur l’histoire du championnat du monde des trotteurs, lui qui a participé à son premier Grand Prix d’Amérique en 1959. Quels cracks ont le plus marqué « Roger la science » ? Réponse ici.
Roger, est-ce qu’un vainqueur de Grand Prix d’Amérique sort selon vous du lot ?
Roger Baudron (RB) : « Il est impossible de ne pas mentionner Ourasi, ne serait-ce que parce qu’il a réussi à gagner la course quatre fois. Ça ne s’était jamais vu et ce sera très difficile de battre un tel record. Un jour ou l’autre, cela se produira car tous les records sont faits pour être battus…mais ce n’est pas pour tout de suite ! Ourasi a dominé plusieurs générations de trotteurs et en course, c’était un lion. Même avec un genou à terre, il a trouvé l’énergie pour aller chercher un quatrième Prix d’Amérique à 10 ans, ce qui mérite d’être souligné car rares sont les chevaux à avoir gagné à cet âge (NDLR : Templier, Ovidius Naso, Bellino II, Eléazar et Ourasi). Au-delà de l’exploit sportif, je retiens surtout l’émotion générale qui régnait à Vincennes ce jour-là. Jean(-René Gougeon) était présent mais ne pouvait plus driver… On a tous eu beaucoup de compassion pour Jean et son champion. La fin d’une magnifique aventure qui se terminait en apothéose. »
Avant Ourasi, quels champions ont marqué l’histoire du championnat du monde des trotteurs ?
RB : « Même si je peux passer pour un dinosaure, je n’étais quand même pas né pour voir Uranie gagner ses trois Prix d’Amérique (rires). Cette jument a marqué son époque. C’est bien simple : elle était tellement forte qu’on lui avait imposé de rendre la distance, de peur qu’il n’y ait plus assez de partants. L’alezane volante, comme on la surnommait, a été contrainte de rendre 50 mètres puis 75 mètres lors de sa dernière tentative, en 1930. Sans ces handicaps insurmontables, on peut raisonnablement affirmer qu’elle aurait remporté cinq Prix d’Amérique. C’était une autre époque, ce qui rend la comparaison difficile. En outre, certains chevaux étaient d’authentiques cracks et n’ont pourtant jamais gagné le Prix d’Amérique… »
A qui pensez-vous en particulier ?
RB : « Une de Mai bien sûr, qui était imbattable sur les petites pistes. On ne saura jamais si elle aurait enlevé le Prix d’Amérique 1972 sans son célèbre accrochage avec Vismie mais le fait est qu’en dépit de son immense carrière, elle ne l’a pas gagné. Buffet II n’a pas non plus gagné le Prix d’Amérique et a encore moins le palmarès d’Une de Mai, ce qui ne l’empêcha pas d’être phénoménal. C’est le seul cheval que j’ai vu faire lever les gens pour l’admirer trotter tellement il était beau à voir. J’ai souvenir de sa victoire dans un Prix René Ballière où il terrassait Une de Mai et Dart Hanover qui, ironie du sort, allait s’adjuger le Prix d’Amérique l’année suivante. »
Revenons-en aux vainqueurs du Grand Prix d’Amérique. Du milieu des années 1950 au milieu des années 1970, de grands noms du trot figurent au palmarès de l’épreuve…
RB : « En effet, il y a tout d’abord Gélinotte, même si sa réussite est aussi celle de son mentor Charley Mills. Un homme d’une extrême intelligence pour qui j’ai beaucoup d’admiration. Mills est arrivé en France avec vingt ans d’avance sur nous et il a révolutionné son sport. Avec Gélinotte, ils ont enlevé deux Prix d’Amérique, le second avec un handicap de 25 mètres. Jamin a lui aussi réussi le doublé. En 1959, je l’affrontais au sulky de Jeton à l’occasion du mon premier Prix d’Amérique. Avec Jean Riaud, ils rendaient 25 mètres et lorsqu’il ont passé en revue le peloton, c’était prodigieux. Jamin, c’est un peu comme Marcel Cerdan : il a été défier les américains chez eux et il les a battus sur leur terrain. A l’instar de Jamin, Ozo a gagné le Prix d’Amérique à 5 ans et s’est distinguée à l’étranger. Cette jument avait une robustesse à toute épreuve et une cote de popularité énorme. Mais Roquépine était un ton au-dessus. »
Parce qu’elle a gagné l’épreuve à trois reprises, de 5 à 7 ans ?
RB : « Pas uniquement. Ce qui interpelle dans sa musique, c’est qu’elle a gagné partout dans le monde, et pas qu’une fois ! Trois Prix d’Amérique, deux International Trot, deux Elitloppet, un Grand Prix de la Loterie et j’en passe. Il se trouve que je l’ai affrontée à plusieurs reprises avec Querido II et j’ai même eu la chance de la mener lors de sa dernière année de compétition…(Il s’interrompt). Non Roquépine, c’était fort, vraiment très fort. »
Aussi fort que Tidalium Pélo ou Bellino II ?
RB : « De sacrés spécimens ces deux-là ! Ils étaient aussi performants à l’attelé qu’au monté puisqu’ils ont également brillé dans le Cornulier. Bellino II, le rouleau compresseur, était monstrueux car il était capable de s’adjuger toutes les courses de l’hiver auxquelles il participait, la Triple Couronne incluse, avec des rendements de distance. Ça, c’est un exploit et Yves Mourousi ne s’y est pas trompé en l’invitant carrément sur le plateau de son JT… »
Parmi les champions de l’ère moderne, quels sont vos préférés ?
RB : « Varenne est sans conteste le premier de la liste. Il a remporté deux fois le Prix d’Amérique et aurait presque pu en gagner trois. J’adorais Jules Lepennetier et Général du Pommeau mais en 2000, si Varenne n’avait pas raté son départ, il l’aurait emporté. Son talent était immense et il a gagné partout, en Europe et aux Etats-Unis. A la fin, il n’avait plus d’adversaire à sa hauteur. Dommage qu’il ait manqué sa sortie mais Varenne reste un phénomène. Ready Cash a su s’inscrire dans la durée après avoir débuté à deux ans. Il a réalisé une magnifique carrière de courses et celle de reproducteur est déjà prodigieuse, fait rarissime dans le palmarès des lauréats de Prix d’Amérique. Son fils Bold Eagle a réussi à remporter la Triple Couronne en 2017, après avoir échoué de peu l’année précédente, ce qui démontre que c’est un grand champion car seuls Gélinotte, Jamin et Bellino II avant lui ont accompli cette gageure. Je suis admiratif du travail accompli par Sébastien Guarato et Franck Nivard, comme je l’ai été du tandem Jean-Baptiste Bossuet / Ténor de Baune. Même si, comme je l’ai dit plus haut, les records sont faits pour être battus, il va falloir se lever de bonne heure avant de voir un trotteur gagner le Prix d’Amérique en restant invaincu. »
Vous disiez tout à l’heure que Charley Mills avait révolutionné le trot en France. Est-ce qu’un driver peut se targuer d’en avoir fait autant dans l’ère moderne du Grand Prix d’Amérique ?
RB : « Les Prix d’Amérique sont devenus très tactiques aujourd’hui (il marque une pause). Bien sûr, Franck Nivard et Jean-Michel Bazire font partie des meilleurs pilotes mais il y en a un qui a selon moi, de part sa science du rythme, a marqué de son empreinte le Prix d’Amérique. Cet homme, c’est Jos Verbeeck. Les gens s’ébahissent devant la victoire de Sea Cove, en 1994. Ce n’est pas ma préférée mais cette course constitue un tournant car Jos a changé les habitudes. Il a compris mieux que personne qu’après la réfection de la piste de Vincennes, devenue beaucoup plus roulante, ceux qui pratiqueraient la course en avant auraient plus de chances de l’emporter. Il fallait un excellent cheval pour accomplir son exploit de 1994 mais c’est quand même Jos Verbeeck, grâce à son intelligence tactique, qui la gagne. Le « diable belge » s’est imposé à trois autres reprises avec Abo Volo (1997), Dryade des Bois (1998) et Abano As (2003), à chaque fois avec une stratégie différente. C’est son succès avec Dryade des Bois qui m’a le plus impressionné. Il rate complètement son départ et parvient malgré tout à arracher la victoire sur le poteau. Chapeau l’artiste. »